Par Anne Debrégeas
Les entreprises ont trouvé un moyen redoutable et malheureusement légal pour imposer des régressions sociales à toute une partie de ses employés : le recours massif à la sous-traitance.
Au nom du recentrage sur le « cœur de métier », de plus en plus d’activités sont ainsi externalisées. La sous-traitance peut parfois trouver des justifications industrielles ou de gestion des compétences, lorsque l’entreprise ne dispose pas de la masse critique pour assurer des emplois stables dans un domaine ou ne peut maîtriser des domaines techniques particuliers (ex : informatique). Mais bien souvent, en particulier lorsque la sous-traitance touche des emplois peu qualifiés (nettoyage, gardiennage, courrier, maintenance technique…), il n’y a dans ces décisions aucune autre logique que la volonté de diminuer les coûts de main d’œuvre, au détriment des salariés les plus vulnérables. Ceux-ci se voient ainsi exclus de tous les accords de branche et d’entreprise et se retrouvent au « minimum légal ».
Le secteur du nettoyage est une parfaite illustration de ce phénomène. Ainsi EDF, comme toutes les grandes entreprises, emploie via la sous-traitance des travailleurs pauvres pour son activité de nettoyage, alors que cette entreprise revendique une image sociale et offre à ses salariés un statut encore assez protecteur grâce à une présence syndicale importante. Bien qu’ayant toujours travaillé dans l’entreprise, ces travailleurs ne peuvent prétendre ni aux grilles de salaire d’EDF, ni à des formations, ni à aucun avantage social. A l’issue de dizaines d’années d’ancienneté au même poste dans l’entreprise, leur salaire n’atteint pas le SMIC mensuel, puisqu’ils sont rémunérés sur la base du SMIC horaire, pour un temps partiel imposé, en horaires décalés).
De plus, malgré certaines protections légales, ils sont maintenus en situation de précarité « grâce » au jeu des appels d’offres qui remettent en concurrence tous les 3 à 6 ans les entreprises sous-traitantes. Même si les nouveaux prestataires sélectionnées à l’issue d’un appel d’offre ont l’obligation de reprendre sans diminution de rémunération les salariés de l’ancienne entreprise travaillant sur le site, ceux-ci perdent leurs institutions représentatives du personnel, les mandats des représentants du personnel, les divers avantages éventuels liés à leur comité d’entreprise, les primes éventuelles …
S’ajoutent des menaces permanentes de changement de chantier si les salariés osent formuler la moindre revendication, se parler entre eux, ou simplement s’adresser aux représentants du personnel des entreprises donneuses d’ordre.
Les entreprises donneuses d’ordre se dédouanent de toute responsabilité sur ces personnels, alors qu’elles passent en toute connaissance de cause des marchés au « moins-disant » (même lorsque d’autres critères liés à la qualité ou aux conditions sociales existent, ils restent totalement marginaux), allant jusqu’à passer des marchés pour des montants qui ne permettent même plus de payer les charges patronales sur un salaire au SMIC.
Il résulte de cette sous-traitance avec mise en concurrence par appels d’offre une désorganisation totale du droit syndical, et finalement une impossibilité pour les salariés de se défendre collectivement. Avec comme conséquence inéluctable des conditions de travail désastreuses, l’application du droit du travail a minima dans le meilleur des cas, et le non respect du droit du travail dans de nombreux cas :
- application de cadences infernales entraînant une pénibilité du travail et des maladies professionnelles de plus en plus nombreuses, voire des suicides
- pas ou peu de formation,
- salaires au plus bas avec un nombre de CDD et de temps partiels prédominants,
- multiples escroqueries sur les fiches de paie des salarié(e)s en raison de l’illettrisme d’un bon nombre d’entre eux/elles,
- exploitation des femmes, chantage sur les sans papiers, politique de division des salariés basée sur un système de lutte entre ethnies, discrimination syndicale,
Or cette sous-traitance se développe de plus en plus dans de multiples secteurs. Ainsi, le secteur de la propreté, qui compte 375 000 salariés, a créé plus de 100 000 emplois en 8 ans, enregistrant l’un des rythmes d’embauche les plus élevés de tous les secteurs d’activité.
Les entreprises de ce secteur on fortement diversifié leurs activités depuis quelques années (entretien du patrimoine, les services aux occupants et la maintenance multitechnique), permettant au donneur d’ordre de sous-traiter encore plus de secteurs d’activité et
précarise davantage la situation des salarié(e)s concernés.
Au delà du secteur du nettoyage, la sous-traitance se généralise à tous les emplois peu qualifiés. Pour rester sur l’exemple d’EDF, la sous-traitance gagne la maintenance nucléaire, la maintenance des réseaux, les métiers liés à la commercialisation (centres d’appel), etc.
Ainsi, EDF sous-traite aujourd’hui 80% de la maintenance de son parc de production, et les salariés intérimaires représentent 30% des effectifs dans ce secteur.
Cette sous-traitance permet également le recours aux salariés d’Europe de l’Est, encore moins chers ! Ainsi, EDF a fait travailler dans sa centrale de Porcheville des salariés polonais, avec des conditions de travail dénoncées par les syndicats.
Dans le cas de métiers techniques, s’ajoute le problème de la sécurité des agents et des installations.
Des scandales éclatent régulièrement au sujet de salariés sous-traitants qui travaillent sous iradiation au cœur des centrales, mais dont les contrats précaires ne leur garantissent aucun suivi médical réel sur la durée, et les poussent à ne pas se protéger suffisamment. Ainsi, le travail dans les zones radioactives est limité dans la durée. Un dosimtre individuel permet de contrôle la dose d’irradiation maximale, et d’interdire momentanément l’acès à la centrale à un salarié trop irradié. Lorsque le salarié a un contrat stable, cela ne pose pas de problème. Mais lorsqu’il est en CDD ou en intérim pour une entreprise de sous-traitance, cela signifie la fin de son contrat. Cela les incite donc à ne contourner cette mesure au risque de leur santé.
EDF n’est évidemment qu’un exemple parmis d’autres, et chacun a en tête le cas de Total, dont la sous-traitance au moindre coût du transport de fuel avait conduit à la catastrophe écologique de l’Erica.
Ainsi, ce que les entreprises nomment aujourd’hui « gains de productivité » ne concernent pas seulement une accélération des cadences permises par des progrès techniques, mais une diminution des coûts de main d’œuvre liée à la précarisation des contrats via la sous-traitance.
Ce recours généralisé à la sous-traitance, qui exclut toute une frange du personnel de tout progrès social, a également un impact non négligeable sur les conditions et le sens du travail des salariés des entreprises donneuses d’ordre. Ceux ci :
- sont isolés au milieu de sous-traitants mobiles, qu’ils ne parviennent pas – souvent à tort – à considérer comme des collègues
- voient leur rôle cantonné à celui de donneurs d’ordre et perdent la maîtrise technique de leur travail
- se trouvent impuissants face à la précarité et la mise en danger des sous-traitants qu’ils côtoient, ainsi que face à la mise en danger des installations et au sentiment d’un travail mal fait du fait de la sous-qualification et du turn-over des sous-traitance. Ce point est l’une des causes qui ressort des causes des suicides en série récents parmi le personnel EDF de la centrale nucléaire de Chinon [1]
Il s’agit, pour l’actionnariat financier, de vider les entreprises de leur contenu industriel : faire des entreprises sans usines.
Devant une telle situation, les moyens de défense collective sont faibles, et les syndicats ont beaucoup de difficultés à s’implanter dans le secteur. Cf. tract SUDNet = difficulté à s’organiser, remise en cause perpétuelle de la représentativité, syndicats « marrons », difficulté pour les salariés de se syndiquer, menaces, isolement vàv des collègues.
Tentatives d’organisation, grèves, mais difficile.
Par ailleurs, certains syndicats, pour des raisons identitaires, refusent de syndiquer, et même de défendre les salariés des entreprises sous-traitantes
Il est indispensable de placer cette question au centre des revendications du mouvement syndical et social, sous peine de voir condamner toute organisation collective et toute avancée sociale.
Les revendications peuvent être portées à plusieurs niveaux, et doivent faire l’objet de débats. Plusieurs pistes nous peuvent servir de points d’appui :
1) En s’appuyant sur les textes existants :
Sensibiliser les salariés et les syndicats des entreprises donneuses d’ordre à la nécessité et à l’importance de faire preuve de solidarité envers les salariés sous-traitant, ce qui signifie :
Ø Pour les salariés :
- de les considérer comme des collègues (puisqu’ils ne sont sous-traitants que pour des raisons techniques liées à la rentabilité de l’enreprise),
- de dénoncer les écarts à la loi,
- de se mobiliser pour améliorer leurs conditions de travail (pétition, etc.)
Ø Pour les syndicats :
- d’ouvrir leurs statuts à la syndicalisation des salariés des entreprises sous-traitantes,
- d’utiliser tous les moyens réglementaires de protection de ces salariés : exiger en CE un suivi des effectifs, de s’opposer systématiquement à la sous-traitance d’activité, de demander systématiquement leur réintégration dans l’entreprise, de veiller au respect de la loi et des conventions collectives (en particulier via les CHSCT et les procédures judiciaires / recours légaux),
- de susciter et d’organiser la solidarité des autres salariés
- de s’appuyer sur les accord de responsabilité sociale d’entreprise, qui se développent de plus en plus dans les grandes entreprises, et plus généralement sur l’image qu’elles souhaitent se donner, pour exiger la prise en compte effective de ces accords (ce qui signifie une déclinaison locale et des comités de suivi), l’ajout de critères liés à la qualité sociale des entreprises sous-traitantes (par exemple : interdiction des temps partiels contraints, application d’une grille salariale améliorée, obligation de former le personnel, …
- de mettre en place un observatoire des entreprises sous-traitantes, et de leur attribuer des notes selon des critères : respect du droit du travail, niveau de rémunération, effort de formation, présence de syndicats, turn-over, recours à des contrats précaires, etc. Les notes ainsi obtenues pourraient être intégrées dans les critères de sélection lors des appels d’offre.
- Parallèlement, d’établir un observatoire permettant d’évaluer la politique de sous-traitance des entreprises donneuses d’ordre, et de rendre publics les résultats.
1) En revendiquant une modification des lois pour obtenir :
Ø Une responsabilité de l’entreprise donneuse d’ordre en cas de non respect de la loi par les entreprises sous-traitantes, impliquant a minima le paiement de pénalités ;
Ø L’accès aux contrats de sous-traitance des représentants du personnel des entreprises donneuses d’ordre ;
Ø Une extension des accords d’entreprise et de la représentation syndicale aux personnels sous-traitants, ce qui signifie :
- L’extension systématique du champ de représentativité des syndicats aux sous-traitants. Cela signifie que des syndicats déclarés représentatifs dans une entreprise (ou sur un établissement de l’entreprise) seraient de fait reconnus représentatifs pour l’ensemble des salariés des entreprises sous-traitantes intervenant dans l’entreprise (ou dans l’établissement) . Les salariés des entreprises sous-traitantes pourraient donc se faire représenter soit par les représentants du personnel de l’entreprise donneuse d’ordre, soit par ceux de leur entreprise.
- L’application des accords d’entreprise et de branche de l’entreprise donneuse d’ordre aux salariés sous-traitants intervenant dans l’entreprise, ainsi que l’accès de ces salariés au CE de l’entreprise, sans suspension de l’accès aux accords de leur propre entreprise / branche (droits cumulatifs) (recherche d’homologues pour les grilles salariales)
- la légalisation des grèves du personnel des entreprises donneuses d’ordre pour défendre les sous-traitants à l’image de la grève de … du personnel de British Airways pour défendre les salariés de …)
Ø Un contrôle strict des décisions d’externalisation :
Pour rappel, la sous-traitance est déjà encadrée, mais de manière très limitée : le délit de marchandage interdit une sous-traitance abusive, en empêchant le « prêt de main d’œuvre », c’est à dire la sous-traitance d’emplois encadrés par du personnel de l’entreprise donneuse d’ordre et existant par ailleurs dans l’entreprise. Cette loi permet régulièrement à des salariés sous-traitants de se faire embaucher par l’enreprise donneuse d’ordre. Mais cet encadrement, largement insuffisant, ne permet pas par exemple d’empêcher la sous-traitance des emplois de ménage.
- interdiction de sous-traiter des emplois stables sans justification technique (ex : incapacité de maîtriser la technique en interne, ou insuffisance de charge pour assurer des emplois à temps plein dans la durée) ou économique (entreprise déficitaire ?)
- droit de véto des représentants du personnel sur externalisation (ou règle explicite) ??
[1] Les récents suicides en chaîne à la centrale de Chinon (4 suicides en 2 ans parmi les salariés d’EDF, mais également une vague de suicides mal comptabilisés parmi les sous-traitants) ont également mis en lumière d’autres dérives relevées depuis plusieurs années par les syndicats et les chercheurs. Ainsi, Anne-Marie Thiébaud, sociologue à l’Inserm et spécialiste de cette question de la sous-traitance, ne s’étonne pas de ces suicides qu’elle analyse comme « un acte ultime de résistance » aux attaques dans la dignité du travail. Les salariés d’EDF « s’inquiètent pour les ouvriers précaires, mais aussi pour la sécurité des installations », et pour « la dispersion des savoirs-faires ». « Il n’est pas rare de voir aujourd’hui 5 ou 6 niveaux de sous-traitance dans les centrales », pour un moindre coût au détriment des salariés.